Ils sont partout!
Omniprésents, insistants- parfois même très agressifs- les mendiants occupent aujourd'hui une place prépondérante dans notre quotidien urbain et il nous est de plus en plus difficile de naviguer ce flot humain sans laisser quelques plumes sur l'iceberg de leur misère.
Ils sont si nombreux! Main tendue ou tasse de carton qu'on fait sonner à notre passage; bracelet d'urgence-santé montré en gage de preuve de besoin ou supplique si patiné par l'usage qu'il éructe hors d'eux par réflexe plutôt que par choix.
''S'il vous plait- mon bébé a besoin d'enfalac!'' ''Aidez-moi à payer mon médicament'' ''Un peu d'argent pour un billet de métro s'il vous plait''
Vestibule bancaire, couloirs de métro, parcs, rues achalandées, gares, terminus- la mendicité se glisse aujourd'hui dans toutes les fissures du social- eau sale d'un système auquel ils ne font pas parti- et même si il est vrai que certains d' entre eux sont des arnaqueurs nés, les statistiques de la chute, quant à eux, ne mentent pas.
Notre société riche et abondante ne produit pas *moins* de pauvreté- elle en produit chaque jour un peu plus.
Biens des facteurs sont à blamer pour cet état de chose: capitalisme sauvage des employeurs, salaire minimum trop bas, inflation abusive des denrées/produits de première nécessité, dé- institutionalisation dans la santé mentale; mauvaise gestion gouvernementale du patrimoine collectif, immigration intempestive et mal gérée, syndrome de la victime à qui tout est dû ou, à l'inverse, celui du petit prince qui n'aura pas tout reçu tout-cuit dans le bec et en est aujourd'hui tout surpris. Et quoi d'autre encore!
Il n'y a de cela que quelques années à peine, les mendiants ne formaient qu'un groupuscule d'humains discrets, humbles (pour ne pas écrire: honteux) et quasi invisible- ils sont aujourd'hui cohorte et le manque d'humilité n'est pas le moindre de leurs défauts. Loin de là!
Si vous faites l'erreur de vous griller une cigarette dans le centre-ville de Montréal, attendez-vous au pire. On vous sifflera comme un taxi pour attirer votre attention; on vous empoignera manu-militari par le bras ou l'épaule afin que vous vous arrêtiez ou on vous interpellera à grands cris, d'un bord à l'autre de la chaussée pour vous délester de votre bien. ''Monsieur! AYE' MONSIEUR! J'TE PARLE!!!''
Bien honnêtement, mon cœur et mon attitude se sont considérablement durcit au fil des dernières années. Alors qu'avant je consentais souvent à glisser une cigarette ou deux entre les doigts d'un mendiant ou de faire résonner quelques pièces dans son gobelet, je les balaie tous maintenant du revers de la main et je continue mon chemin. Jadis, j'utilisais souvent des subterfuges genre ''désolé- c'était ma dernière'' ou ''Je n'ai que du plastique sur moi'' pour excuser mon manque de générosité, maintenant je ne leur adresse même plus la parole. Ils sont des fantômes, des ombres, des chimères et je leur prodigue autant de respect qu'en reçoivent les goblins dans l'armée de Saroumane.
Sauf que…
Jamais je n'oserais me prétendre grand philanthrope mais , jusqu'à tout dernièrement, j'ai toujours donné un petit quelque chose, à la hauteur de mes moyens. Que ce soit de payer un burger au monsieur qui compte ses 5 cennes pour se payer un McCafé; accepter des prélèvements automatiques sur mon chèque de paie afin de les verser à un organisme charitable (Centraide, en l'occurrence), partager mon lunch avec un sans-abri, d'ajouter le trente sous qui manque au p'tit vieux pour payer sa quille de fond de baril à onze heure moins cinq au dépanneur- je n'ai jamais été insensible à la misère humaine ou au besoin du moment. Mais depuis bientôt deux ans, j'ai atteint un tel état de surdité face au besoin de l'autre et suis si handicapé dans l'exercise de mon altruisme que je ne me reconnais plus.
J'en étais là dans ma prise de conscience lorsque je me suis souvenu d'un phrase que j'avais mise dans la bouche d'un de mes personnages.
''Le don de soi, l'altruisme et la charité ne sont pas des qualités; ce ne sont ni des traits de caractère ou le résultat d'une instruction morale quelconque- ce sont des muscles et comme tous les muscles ils doivent être quotidiennement exercés au risque de les voir s'atrophier ou, pire encore, paralyser!''
J'ai donc plus ou moins consciemment pris la décision de me remettre à l'entrainement sans avoir de but plus précis que ''get off your ass you cheap, cynical fuck!''
J'ai commencé par me forcer à mettre quelques piécettes dans ces petites tirelires qu'on trouve près des caisses enregistreuses- peu importe la cause. Oh, rien de très chèrant. Un 10 sous ici, un trente sous là- petit geste de rien du tout, histoire de remettre un peu de tonus dans le muscle altruiste.
Il ne prit guère de temps avant que cet acte, tout charitable soit-il, ne me suffise plus. Et c'est là que j'ai rencontré Brian. Ou plutôt, c'est à ce moment que j'ai accepté de voir que Brian existait car je le croisais tous les jours en allant et revenant du boulot depuis un brin déjà.
Brian ne quête pas. Tout le moins, il n'interpelle personne. Il est là, assis par terre dans un des longs couloirs menant à la station Berri-Uqam, le regard constamment tourné vers le bas, un gobelet de carton posé devant lui. Il ne supplie pas du regard, ne demande rien, n'affiche aucun panneau sur lequel s'étalerait sa misère, son besoin, et ne fait jamais tinter son gobelet pour attirer le don.
Facile, facile de passer devant Brian sans le remarquer. Jeune trentaine, blanc, anglophone. Mal fichu sans être sale au point d'en puer- une goutte d'eau dans l'océan de la mendicité montréalaise.
Je crois que c'est son silence- ou plutôt- cette espèce de dignité résignée qui le nimbe qui me fit le remarquer.
J'ai fouillé dans ma poche et ai déposé un 'twoonie' dans son gobelet (vide). Il m'a remercier en anglais après avoir levé les yeux sur moi avant de retomber dans son mutisme et son analyse du plancher. C'était notre premier contact. Depuis, tous les jours je le cherche du regard en allant et revenant du travail, me surprenant à être déçu de ne pas le voir quand il n'est pas au poste.
Je ne donne jamais plus que 2$ mais je le fais tous les jours ou je le croise. Pour Noël, j'ai larguer la quincaillerie de change que j'avais en poche- 5 ou 6 $. ''Merry Xmas, man. By the way, I'm Martin''
''Thanks man. I'm Brian.'' Pour le jour de l'an, j'ai sorti l'artillerie lourde et ai mis deux billets de 5$ dans son gobelet. ''Hopefully, 2019 will be a better year for all of us''
''We can only hope, Martin''
Je sais que cela va sembler bizarre mais Brian est devenu mon bum à moi. Grâce à lui, j'ai retrouver la petite joie de donner sans rien espérer en retour. Quand je pars travailler, je pense à lui et n'oublie pas de mettre du change en poche. Et je sais que je ne me fais pas arnaquer, que son besoin et sa réalité ne sont pas un acte. Les pros de quête travaillent aux heures de pointe et aux endroits névralgiques. Ils ont un speech, un numéro, une gimmick. Brian colle silencieusement au couloir de Berri jusqu'à la fermeture, histoire de profiter au max de la chaleur tandis que les pros sont depuis longtemps chez eux, bière en main et joint au bec.
Ça aide de savoir que notre geste est véritablement utile et apprécié.
Je ne sais pas ce qu'il fait avec le petit pécule qu'il ramasse. Nos conversations ne sont pas rendues là. De toute façon, je m'en fiche. Qu'il se paie une quille de bière, un p'tit joint ou un tim-matin, c'est son affaire et je ne prétends pas savoir mieux que lui ce qui l'apaisera, ce qui lui amènera sa dose de réconfort.
Tout ce que je sais c'est que nous nous aidons mutuellement. Moi à peut-être l'aider à ne pas crever de faim; lui à m'aider à ne pas être mort en-dedans.
Bon deal.